En janvier 1890 naissait Karel Čapek, en Royaume de Bohême. Mort à Prague peu avant la Seconde guerre mondiale, il est sans doute l’auteur de langue tchèque qui aura le plus participé à l’émergence de la dystopie, avant qu’elle devienne un genre littéraire de plein droit.
Il est également connu pour d’autres œuvres, dont R. U. R., où le mot « robot » apparaît pour la première fois. Mais de sa plume originale, nous avons retenu La Guerre des Salamandres au sein de notre série de dystopies.
Le choix de cette œuvre pour notre collection s’explique d’abord pour le message qu’elle nous transmet, qui nous rappelle ce qui fait la civilisation. En effet, sous le couvert d’un thème qui peut-être fera sourire le lecteur à bien des pages, nous avons pourtant affaire à un texte qui pourfend le pouvoir et l’arrogance des hommes de pouvoir, à chacun de ses chapitres.
Ce livre se distingue ensuite par sa construction et par son imaginaire. Il ne suit pas la voie tracée par les Nous, Kalocaïne, 1984 ou Fahrenheit 451, qui tous nous plongent dans une version apocalyptique de notre monde des hommes, ni celle de la foule des textes où nous arrivent des extra-terrestres à foison. Ici, l’homme choisit l’espèce qui lui sera son miroir, et nous voyons pas à pas comment il va lui-même vers son futur dystopique.
Une première partie nous explique comment une espèce de salamandre a ainsi été découverte ; laquelle, tels les robots de son R. U. R., devient un nouvel eldorado. Mais ce développement ne se fait pas comme celui de toute espèce ; non, il est pris en charge par le planisme et ses promesses :
« Contrairement à ce qui s’était passé pour les hommes quand ils avaient colonisé la planète, la dissémination des salamandres se faisait à grande échelle et selon un plan ; si l’on s’en était remis à la nature, cela aurait sûrement pris des siècles et des millénaires. »
Alors, tout s’accélère en effet. Le planisme bat son plein et le titre de cette seconde partie ne laisse aucun doute, c’est bien une prétendue civilisation qui s’exprime. Sa chronique aboutit à son apogée, celle d’un âge nouveau :
« Car maintenant on va parfaire le commerce des salamandres grâce à la perspicacité des hommes d’État qui s’assurent par avance que rien ne grincera dans les rouages de l’Âge Nouveau. »
Mais voilà aussitôt que cet âge fait long feu. Les robots n’en étaient pas, la civilisation s’est effectivement développée, mais elle a choisi leur côté. Les salamandres n’étaient pas jusqu’alors les acteurs de cette chronique, elles passent désormais à l’action, après avoir lentement préparé la libération :
« Une fois qu’elles se mettront à se défendre, ces saletés, ça ira mal. C’est la première fois qu’elles font ça… Bon sang, ça ne me plaît pas. »
En effet, la guerre qui éclate, annoncée par le titre, n’est guère au profit de ces hommes qui n’ont su se montrer aussi civilisés qu’ils se pensaient être.
Ces trois chapitres, ou « livres » plutôt, présentent une évolution logique de la composition de l’ouvrage, avec de plus un style propre, une manière chaque fois différente d’approcher le récit, un crescendo pour le lecteur.
Celui-ci se laisse tout d’abord embarquer dans ce qui s’annonce un simple roman d’aventure un peu exotique. Puis vient le Livre II dont le florilège varié de coupures de presse, d’articles, de témoignages, tranche tant dans la forme que dans le fond. Chacun est autant l’occasion d’égratigner les élans de la géopolitique, de l’impérialisme ou de la colonisation d’alors.
Conduit jusque-là, le lecteur peut rester perplexe quant au choix du titre. Mais le Livre III lui dévoile alors toute la réflexion de l’auteur. La leçon a bien été retenue par les Salamandres, bien mieux que par les politiques. La civilisation repose sur le commerce, sur la connaissance et surtout sur la paix. Les Salamandres, jusque là discrètes, prennent toute la place, celle exprimant un principe de non-agression implicite – car encore inconnu sous cette forme à l’époque où l’auteur conçoit cette pièce en trois actes.
À l’heure où je rédige ce préambule, il est beaucoup question de culture et de figures culturelles qui pourraient prendre le relais comme symboles de la liberté, de la paix et de la civilisation. J’imagine alors la salamandre comme une nouvelle candidate promise à une large diffusion. Parfois de couleurs jaune et noire, elle pourrait bien grâce à ce livre faire la surprise.
En attendant, je vous souhaite à tous un excellent moment de lecture.
Stéphane Geyres
Directeur de Collection