Nous avons choisi « Nous » pour premier volume d’une nouvelle collection dédiée aux dystopies car ce texte peut être considéré comme un fondateur du genre. Plus ancien que les célèbres 1984 ou Le Meilleur des Mondes, il est injustement trop peu connu, alors que ce statut se fait évidence à la lumière de son style et des thèmes qu’il aborde.
La famille des dystopies est vaste, et il n’est pas certain que tout le monde s’accorde sur comment les caractériser. Leur place dans nos collections se justifie néanmoins pleinement, entre liberté, économie et littérature, pour contribuer, selon nous, à éclairer par le livre certains enjeux de civilisation.
Le titre est bien sûr tout un symbole. Le narrateur croyait à ce « Nous », il croyait à l’Unique, avec la fierté de celui qui parie sur la reconnaissance d’un anonyme par un Bienfaiteur, lui-même anonyme et désincarné. Dans ce périple qu’il nous conte, il découvre que Nous c’est « eux » ; puis « toi », puis « moi ». Bientôt, l’amour et l’imagination vont l’appeler à la liberté.
L’ouvrage n’est pas un traité de science politique. On n’y trouvera guère de théorie. C’est plutôt un témoignage, le témoignage d’un auteur qui vit sous un régime dont il devine la perversité, dont il raconte le quotidien de demain. Il vit les questions de son narrateur, il nous les rapporte comme on rapporte le journal d’une expédition dans la jungle au rythme pressant.
Alors que l’auteur écrit il y a déjà un siècle, les grandes dictatures du XXe siècle sont encore tout juste naissantes. Pourtant, déjà il nous projette mille ans plus tard. Déjà il comprend les défis qui se présentent à l’humanité. Si un Bienfaiteur trouve le chemin de Nos esprits, quelles forces chez chacun la Vie saura-t-elle garder pour leur montrer les failles de la propagande ?
Le projet qu’Evgueni Zamiatine entrevoit pour ces formes de société qui émergent est limpide. Il ne s’agit pas de la seule Russie, mais du monde :
« Il y a mille ans que nos héroïques ancêtres ont réduit toute la sphère terrestre au pouvoir de l’État Unique, un exploit plus glorieux encore nous attend… »
Sa réponse au défi que pose un monde uniformisé annonçant un Matrix avant l’heure pointe partout dans l’ouvrage, en épine dorsale. Celui qui imagine sera celui qui pose des questions, et celui qui pose des questions trouve les failles, même quand ces failles sont au-delà de l’univers officiel :
« Écoutez, dis-je à mon voisin en le tirant par la manche. Écoutez, je vous dis ! Répondez-moi : de l’autre côté de la limite de votre univers fini, qu’y a-t-il ? »
J’ai déjà évoqué l’autre source d’espoir que l’auteur voit dans la résistance à un monde ainsi déshumanisé. L’amour, latent, patient, enfoui, ressurgit avec l’imagination et la découverte. Mais on trouve aussi des tonalités qui évoquent un autre auteur d’origine Russe, Ayn Rand, dans ce passage :
« J’espère que nous vaincrons ; bien plus, je suis sûr que nous vaincrons, car la raison doit vaincre. »
Ainsi, le Bienfaiteur serait l’antinomie de la Raison, l’obstacle à l’Amour, le carcan de l’Imagination et le contraire de la Liberté. « Nous » brosse la négation de ces valeurs essentielles à ce qui fait l’Homme, alors même que l’Unique s’affiche comme évolution finale, un apogée social de l’Homme.
À regarder l’actualité récente, où les projets de World ceci ou Global cela se multiplient, où The Great Reset fait recette, où c’est désormais la planète elle-même qui est devenue cet univers fini dont trop peu cherchent à voir au-delà, on ne peut qu’apprécier la pertinence des questions ainsi posées.
Il n’est évidemment pas dans notre rôle de tenter d’y répondre. Il demeure que notre ligne consiste bien à assembler des ouvrages se faisant écho, qui ensemble forment comme une mosaïque de textes se parlant l’un à l’autre. Ainsi par exemple, le lecteur pourra aller chercher dans Vivre Ensemble de Christian Michel une société aux antipodes de celle dépeinte dans Nous.
Pour l’instant, je vous laisse embarquer dans ce récit trépidant – que Vous trouverez partout.
Stéphane Geyres
Directeur de Collection