Ce petit livre, presqu’un livret, a bien plus d’épaisseur que son nombre de pages le laisse accroire. Il fut publié en 1815, année charnière de l’histoire de France qui passe alors de Napoléon à la Restauration, c’est-à-dire cette courte période du retour de la monarchie.
Depuis longtemps un des grands théoriciens de la « liberté politique », Benjamin Constant voyait dans ce virage l’occasion d’un régime nouveau qui enfin pourrait appliquer des principes constitutionnels en ligne avec sa pensée, comme on le comprend tout au long du texte. Il s’embarque alors dans cet argumentaire méthodique qui passe tour à tour de la thèse juridique à la sévère critique, pour au final presque tourner au pamphlet.
Sévère critique, car depuis longtemps, l’auteur ne porte pas celui qu’il ne daigne nommer que par « Buonaparte » spécialement dans son cœur. Le texte est ainsi mis à profit pour insister sur les manquements de l’Empire en termes de droit et des suites d’une « responsabilité des ministres » mal définie et tant pervertie. « Douze ans de tyrannie » avaient laissé des traces.
Mais cet austère sujet de droit apparent cache justement le pamphlet. Peu à peu, à chaque chapitre et alors qu’il décortique son sujet des ministres avec rigueur, Benjamin Constant nous sème l’air de rien des aphorismes en série, qui sont autant d’arguments pour demain et de critiques d’hier :
« Je crois que l’arbitraire est le véritable ennemi de la sûreté publique ; que les ténèbres dont [il] s’enveloppe ne font qu’aggraver ses dangers. »
Chose qui frappe à la lecture, Benjamin Constant a sur la responsabilité pas moins de 130 ans d’avance. On croit qu’il sera avant tout critique des ministres, mais il est surtout critique des clercs, des exécutants, ceux qui obéissent sans plus réfléchir, préfigurant le procès d’Adolf Eichmann :
« Si vous prescrivez aux agents de l’autorité le devoir absolu d’une obéissance implicite et passive, vous lancez sur la société humaine des instruments d’arbitraire et d’oppression, que le pouvoir aveugle ou furieux peut déchaîner à volonté. Lequel des deux maux est le plus grand ? »
De plus, il n’hésite pas à aller plus loin. Si les clercs doivent ne pas toujours obéir, clairement il ne peut qu’en être de même, et plutôt deux fois qu’une, pour ce qui concerne les citoyens ! Dans une ligne qui n’est pas indigne de Montesquieu ni de La Boétie, il nous laisse un message tout en subtilité :
« Je pourrais tirer de ces principes des conséquences générales d’une grande importance, pour l’obéissance que les citoyens doivent aux lois mêmes ; mais je ne veux pas m’écarter de mon sujet. »
Ce survol rapide de l’œuvre n’aura néanmoins pas manqué d’intriguer le lecteur attentif. Nous avons choisi de décorer ce livre d’une couverture en clin d’œil assez clair envers cette question épineuse de la responsabilité ministérielle. Bien sûr, ce clin d’œil fait écho à notre époque et à notre triste actualité, aux portefeuilles tenus par des « responsables mais pas coupables. »
Et pourtant, Benjamin Constant semble défendre les ministres : qu’est-ce donc à dire ? Il se pourrait bien que cette défense cache encore une sévère attaque, qui reste spécialement pertinente de nos jours. Car notre régime et ses acteurs, ce théâtre, tient-il vraiment du rôle modèle imaginé par ce grand auteur ? Ou sommes-nous bien plus proches de ces clercs, petits ?
Pour y répondre, je laisserai à Benjamin Constant les mots de la fin. La Liberté est belle chose, elle peut certes être mise en théorie et en textes juridiques, il convient qu’elle le soit. Mais elle est aussi faite d’hommes :
« Le talent, le génie, l’élévation de l’âme, sont des alliés inséparables et indispensables de la Liberté ; et j’ajouterai que l’amour de la liberté se trouve toujours, sous une forme quelconque, partout où ils existent. »
Le livres est bien sûr aussi sur les grandes plateformes. Excellente lecture à vous !
Stéphane Geyres
Directeur de Collection