Émile Faguet est hélas un de ces grands auteurs – il fut un membre éminent de l’Académie française – désormais oubliés. Sa plume subtile et teintée d’humour a pourtant tracé des lignes dans bien des genres littéraires, poésie, philosophie comme politique. C’est pour nous un réel plaisir que de le publier à nouveau, cette fois avec de courts ouvrages acerbes, qu’il avait conçus pour se combiner en un tout cohérent.
Nous sommes au début du XXe siècle, juste avant la Grande Guerre. La Troisième République installe durablement la démocratie en France, après un XIXe où celle-ci n’en finissait plus d’hésiter entre sortir de la monarchie et y retourner. Voilà quelques dix ans qu’il avait écrit sur «Le Libéralisme» : en fin de carrière, il n’hésite plus à dépeindre tant la démocratie comme elle se vit, que «l’esprit français» s’exprimant par elle.
Cela nous a donné ces deux textes à la parole très libre, où Émile Faguet mène une critique en règle des travers de la société française dans ses moindres rouages institutionnels. Ainsi, Le Culte de l’Incompétence désosse d’abord les mécanismes de la démocratie qui ceint la France. À la fois pour exposer les diverses contradictions de sa logique égalitariste, que pour établir son équivalence avec ce socialisme déguisé que l’incompétence systématique de ses acteurs démontre. À cet égard, je considère que notre auteur effectue un travail très évocateur de Hans-Hermann Hoppe, qui 90 ans plus tard, finira de reclasser la démocratie en un communisme larvé.
La mise en bouche est ainsi des plus directes, tout comme pleine d’ironie :
« Je me suis souvent demandé quel est le principe des démocrates pour ce qui est de leur gouvernement intérieur et il ne m’a pas fallu de très grands efforts pour apercevoir que c’est le culte de l’incompétence. »
Vient ensuite Et l’Horreur des Responsabilités, qui fait miroir en plongeant, nous dit-il, dans «l’esprit des Français». Si la démocratie n’appelle pas à la compétence, cela tombe bien car le Français cherche à ne surtout pas être responsable. Dans ces pages, la justice est tout spécialement ciblée par Émile Faguet – il est vrai qu’un régime qui ne pourrait pas honorer sa fonction de garant de la Justice perdrait toute substance et toute légitimité.
Là aussi, un court extrait aura tôt fait de donner le ton viril de cet ouvrage :
« Fonctionnaire ou assassin sont les seuls métiers à peu près de tout repos. Cela dirige du côté de la criminalité et du fonctionnarisme et détourne de l’industrie un très grand nombre d’esprits sérieux.»
L’auteur en est convaincu, la démocratie est égalitariste ou bien elle n’est pas. Une démocratie est un régime plein de paradoxes, puisqu’il doit avoir des institutions et un gouvernement, et pourtant respecter la logique de décisions qui ne soient pas le fait d’individualités, mais bien du collectif. La conclusion quant aux représentants qui lui donnent corps est évidente :
« La démocratie a donc le plus grand intérêt à élire des représentants qui la représentent ; qui, d’une part, lui ressemblent le plus exactement que possible ; qui, d’autre part, n’aient pas de personnalité ; qui enfin, n’ayant point de fortune, n’aient point d’indépendance. »
Ainsi, certains libéraux préconisent qu’au contraire les affaires publiques soient menées par des entrepreneurs plutôt que des politiciens. L’auteur n’y croit pas une seconde, il voit sa nature politicienne revenir au galop :
« La démocratie a donc besoin de politiciens, n’a pas besoin d’autre chose que de politiciens et a besoin qu’il n’y ait pas aux affaires d’autres gens que les politiciens. »
Et pour conclure ce florilège sur une thèse que beaucoup de libéraux ont encore bien du mal à entendre à notre époque, plus d’un siècle plus tard :
« Savez-vous ce que c’est qu’un démocrate anticollectiviste ? C’est un homme qui n’a pas vécu assez longtemps pour être collectiviste, ou qui a vécu longtemps sans réfléchir et sans voir ce qu’il y avait dans ses idées. »
Voilà donc un livre qui possède une grande force. Il apporte un regard iconoclaste et rafraîchissant, qui vous décrochera sans doute des sourires. C’est notre fierté que de remettre au jour ces deux textes, tant d’actualité.
Stéphane Geyres
Directeur de Collection