On ne présente plus Jules Verne, auteur prolifique témoin d’un XIXe siècle qui vit une explosion, un bouleversement économique et social pour beaucoup dû aux inventions continues de ce temps.
Jules Verne aimait imaginer de grandes aventures, il aimait aussi raconter comment la technologie pouvait conduire à la prospérité et à la liberté des hommes. Écrit en 1879, Les 500 Millions de la Bégum s’inscrit dans ce droit fil, avec l’ambition d’exposer comme une vision, sa vision politique idéale.
Ce livre s’inscrit ainsi à plus d’un titre dans notre ligne éditoriale, puisque l’aventure qui se déploie peu à peu au lecteur est manifestement conçue pour brosser une critique de son époque, dont je retiens plusieurs angles.
Tout d’abord, il faut se souvenir qu’en 1879, la rivalité entre la France et l’Allemagne bat son plein. La défaite à Sedan est encore récente, l’Alsace et la Lorraine sont allemandes, la Première Guerre mondiale est en ligne de mire, hélas. Jules Verne prend le parti de se moquer en forçant le trait de chacune des personnalités, un méchant contre un gentil de caricature, il n’hésite pas à faire dire au personnage du méchant savant allemand :
« Pourquoi tous les Français sont-ils atteints à des degrés différents de dégénérescence héréditaire ? »
Mais c’est par une autre critique que commence le récit. Mr. Sharp est un solicitor, il apporte le trésor de la Bégum comme un cadeau. Un cadeau ? Ce serait trop beau, il y a un prix à toute chose et le solicitor n’échappe pas à la règle. Il n’est pas rémunéré à la satisfaction du client, mais au nombre de dossiers qu’il traite. Alors il parasite la situation et multiplie les affaires.
Sans dévoiler l’histoire, arrivent donc les 500 millions, que deux hommes se partageront. Chacun doit alors choisir ce qu’il en fera. Quel projet fait l’ambition d’un gentil face à celle d’un méchant ? Bâtir un monde libre et prospère, bien évidemment, ou tout au contraire bâtir la ville d’un tyran qui est sûr qu’il va enfin pouvoir sauver le monde de ses vrais dégénérés. Ce qui est saisissant dans ce scénario, c’est combien il est resté d’actualité.
Notre Allemand opte donc pour un projet industriel, fort bien. Mais il ne peut avoir comme clients que les pays qui font la guerre et s’arment. Il va vite devenir plus riche encore, sur le dos des victimes et des contribuables. Nous avons affaire à un faux capitalisme, un capitalisme de connivence. La critique en est vive chez Jules Verne, cet extrait en illustre l’intensité :
« Mais, par exemple, il vous le fera payer ! Il semble que les deux cent cinquante millions de 1871 n’aient fait que le mettre en appétit. »
En face, une ville moderne et pleine des dernières avancées tant sociales que technologique se bâtit grâce au choix prix par le premier protagoniste. J’y reviendrai. Allant de pair avec cette vision idéaliste, arrive le héros de notre histoire, le jeune homme brillant et doté de tous les talents, qui seul saura sauver le monde de la menace venue du savant fou germanique. Il est très ambigu, ce héros. D’un côté, il symbolise l’homme providentiel :
Mon nom est Marcel Bruckmann. Je suis un ingénieur passable, s’il faut vous en croire, mais, avant tout, je suis français. Vous vous êtes fait l’ennemi implacable de mon pays, de mes amis, de ma famille.
Mais d’un autre, il est un simple humain, un individu. Il montre qu’un individu, libre dans son esprit et son initiative, peut défaire les pires fous. Il nous dit qu’il n’y a pas de forteresse imprenable, même la mieux armée. À nous de comprendre vers quelles forteresses Jules Verne nous oriente.
Pour terminer, revenons sur l’idéalisme de l’auteur, qui pourrait bien y cacher une faiblesse. Pour sa France-Ville, l’auteur est favorable au laissez-faire, du moins en matière industrielle et économique, il le dit sans détour :
» Toutes les industries et tous les commerces sont libres. «
Pourtant, il adopte une conception constructiviste, planiste de sa ville. Un comité est responsable de tout prévoir, de tout normer, de tout quantifier. Heureusement, il a conscience qu’une telle centralisation pose problème :
« Le comité ne prétendait pas d’ailleurs imposer aux constructeurs un type de maison. Il était plutôt l’adversaire de cette uniformité fatigante et insipide … »
Voilà donc une œuvre qui dépasse la simple aventure moderne, elle a bien d’autres facettes, qu’il me reste à vous inviter à découvrir par sa lecture.
Stéphane Geyres
Directeur de Collection