Les Âmes Mortes, ce titre annonce d’emblée la couleur. Nikolaï Gogol a imaginé un scénario burlesque pour dépeindre en kaléidoscope de personnages, le ridicule qui imprègne les moindres pores de la société russe profonde, à l’époque tsariste, après l’empire de Napoléon.
Nikolaï Gogol est l’auteur turbulent de la littérature russe classique. Il fait une large place à la farce et à la satire dans son œuvre, y compris dans le livre que vous abordez, allant souvent à la limite entre folie et paradoxes.
Prosper Mérimée a accueilli ainsi cette œuvre :
« L’auteur, pour ne pas vivre dans une république, ne montre pas moins d’audace et de liberté à fronder les vices de l’administration de son pays. Il la peint vénale, corrompue, tyrannique. »
Les Âmes Mortes racontent une histoire de dupes intemporelle, pourvu que l’environnement soit suffisamment oligarchique et bureaucratique pour que l’absurde y alimente le pouvoir, la corruption et les influences. Les Âmes Mortes vont néanmoins bien au-delà, puisque ce Tome 2 forme avec le premier une dualité où l’un représente un enfer et l’autre un purgatoire.
Pour mieux cerner ce défi pour l’auteur, il me faut évoquer que l’écriture de ce second volume connut une histoire tourmentée. À maintes reprises, l’auteur jeta son manuscrit au feu, pour le recommencer encore et encore. Au point que la traduction présentée, surtout ses derniers chapitres, forme comme un patchwork des méandres de l’imagination frustrée de l’auteur.
Toujours est-il que ce second tome débute avec un nouveau départ, notre héros, Tchitchikof, est désormais installé, plus en âge, le voilà qui navigue au sein de la bonne société. Le premier chapitre se ferme par une envolée lyrique marquant ce saut des campagnes au monde trompeur de la ville :
Ô Russie, Russie ! où cours-tu ? dis, réponds-moi ! Elle ne répond pas. La clochette tinte d’un son surnaturel… et l’on voit se retirer de biais, se ranger à l’écart et te livrer passage, peuples, royaumes et empires.
Désormais enfin arrivé, désormais assez riche et trouble pour s’intégrer à la haute société, le héros passe souvent au second plan. L’auteur donne à son récit une autre dimension, car Tchitchikof se retrouve parmi ses pairs, parmi un complexe de personnages qui tous sont à leur place suite à des aventures dont on comprend que chacune pourrait mériter un autre tome.
Les âmes mortes ont été un peu oubliées, tous les personnages qui défilent ne sont pas dupes, et les chapitres développent diverses situations où l’on comprend que des jeux plus sombres encore se trament et s’imbriquent.
On les retrouve pourtant lors d’un chapitre charnière, le passé du héros revient à la surface, le voilà inquiet. Mais l’inquiétude n’est qu’un levier dans un jeu plus vaste, plus sordide. Cette société se repait des faiblesses de ses acteurs et les plus abjects que soi en tirent des armes fort précieuses.
Parfois, l’auteur en profite pour s’exprimer indirectement sur ces métiers qui sans doute ne devraient pas même exister. Un personnage au verbe haut joue le porte-parole, d’un bon sens nous parlant aujourd’hui encore :
« Les économistes ! les économistes !… Ils sont gentils, les économistes ! Des fous, qui se défient à qui en dira de plus fortes ; le dernier venu semble toujours avoir parlé le mieux ; un âne, je vous demande un peu, un âne ! »
Nikolaï Gogol termine ces pages avec une explication simple de la thèse qui sert de trame à tout son récit, son « chant », comme il aime à l’appeler. On n’avait guère de doute, ces deux volumes sont à la hauteur de la détestation que l’auteur accumula et voulu restituer envers la chose politique :
« Tourner tous les obstacles et se servir en tout temps et partout du mal même pour son plus grand bien, là, croyons-nous, est le secret de toute sa politique particulière, qui aura le mérite, aux yeux de bien des gens, d’être éminemment pratique. »
Une fois n’est pas coutume, je laisserai un autre Russe conclure et parler de ce qui sera l’avenir de son pays, celui que Nikolaï Gogol nous dépeint :
« Ce n’est pas par hasard si le communisme a fait irruption sur la scène de l’histoire, non pas dans l’Occident hautement développé mais dans une Russie arriérée d’un point de vue capitaliste et hautement développée sur le plan des phénomènes communautaires : appareil d’état centralisé et puissant, classe importante de fonctionnaires, masses habituées à se soumettre au pouvoir, communauté paysanne. » – Alexander Zinoviev
Stéphane Geyres
Directeur de Collection